la réalité anorexique
je ne parviens vraiment plus à supporter l’image que l’anorexie a façonnée de moi : une ombre,un zombie,un fantôme, un-je-ne-sais-quoi mais rien de bien humain…ni dans la forme ni dans le fond…je ne m’aimais ni de l’extérieur ni de l’extérieur avant mais je ne crois pas que ce soit mieux maintenant…l’anorexie,quand elle est apparue, a suscité en moi un sentiment euphorique de bien être, l’impression soudaine que j’existais : j’étais anorexique, j’avais enfin une identité qui m’appartienne qui ne dépendait de personne d’autre que de moi : je n’étais plus la sœur de…,ni la fille de…j’étais anorexique…je me suis laissée prendre au piége, à l’illusion tant et si bien qu’aujourd’hui,j’ai le sentiment d’être anorexie, non plus anorexique mais anorexie, ce monstre que je m’efforce de dénoncer, ce monstre contre qui je combats…mais alors si je me bats contre l’anorexie, je me bats contre moi-même…j’ai bien du mal à faire la part des choses malgré les apparences…j’ai beau avoir une certaine lucidité de la situation,de ma situation, je n’en ai pas moins un certain détachement qui me conduit au déni…je ne parle pas de cette fameuse petite voix qui revient comme un leitmotiv chez beaucoup d’entre nous…non pour moi cette petite voix n’existe pas, je trouve même que ça nous dédouane de toute responsabilité, de tout pouvoir sur notre situation…il y a certes une force,une emprise qui nous dépasse et qui nous empêche de tout mettre en œuvre pour nous sortir de cette impasse…non je ne suis pas victime de la petite voix mais bel et bien victime de moi-même, je suis mon propre bourreau : cette petite voix, c’est moi, et c’est moi seule qui me dit que je n’ai pas le droit à ci, à ça, que je dois ci, ça…mais c’est sans doute bien plus économique et acceptable de se poser en victime de l’autre…or ça ne dure qu’un temps, et quand on se réveille, on se prend tout en pleine face…donc si on a pu être victime de situations,d’individus qui nous ont conduit à sombrer dans l’anorexie. présentement, on est avant tout victime de soi-même.et, je parle en connaissance de cause puisque je me suis souvent posée en victime des autres, de quelque chose d’extérieur à moi-même, sur lequel je n’ai aucun pouvoir.aujourd’hui, je reconnais qu’il s’agit d’autant de paroles malheureuses, d’attitudes blessantes, de remarques déplacées, de regards désobligeants, de situations toxiques dont je me suis servie pour alimenter ma propre déchéance, tout en me donnant bonne conscience : moi je voudrais bien m’en sortir mais vous voyez comme je suis malheureuse et l’extérieur et les autres me sont nuisibles…je ne dis pas que ça n’a pas été, que ça n’est pas parfois le cas, mais j’avoue aussi que le plus souvent, étant donné que je me trouve dans un tel état d’anesthésie de mes émotions et ressentis que je n’éprouvais que l’indifférence face à tout ça : je ne ressentais rien émotionnellement mais mon cerveau percevait ces éléments comme pouvant m’être nusibles.et je m’en servais juste pour alimenter et justifier mon enfermement dans ma bulle, mes attitudes autistiques persuadée de me protéger ainsi…je pourrais parler au présent car il m’arrive trop souvent encore à mon goût de réagir ainsi…et ça je ne le supporte vraiment plus…je ne supporte plus ce genre de mensonges et tous mes autres mensonges quels qu’ils soient.j’aimerais tellement pouvoir me regarder dans un miroir sans baisser les yeux sur celle que je suis quand je dissimule la réalité pour donner une image de moi propre et lisse…mais le mensonge opère de moins en moins efficacement et si les autres y croient encore ou me font croire qu’ils y croient, je ne parviens plus moi-même à me leurrer…comment puis-je dire que je veux prendre du poids par exemple alors qu’au fond de moi j’éprouve cette jouissance répugnante à l’idée de voir le chiffre baisser…comment puis-je dire que j’aime les gens alors même que ce que j’aime le plus au monde, c’est maigrir…souvent j’illustre cette situation à travers cette idée selon laquelle, si j’avais à choisir entre prendre 1 kg ou sauver la vie de quelqu’un en train de mourir,j’opterais sans aucune hésitation pour la première alternative…c’est immonde,je sais, mais c’est pourtant bien ma réalité, et j’ose penser ne pas être la seule à penser ainsi…de même,je ne supporte plus cette compassion hypocrite entre personnes anorexiques : on encourage, on pousse les autres, on les convainc qu’elles méritent plus que tout de se sortir de cet enfer…mais la seule raison qui nous pousse à nous comporter ainsi c’est d’avoir le monopole, d’être la plus anorexique du lot,la meilleure anorexique(oui on pourrait aussi ajouter la plus conne, n’ayons pas peur des mots…) car que recherche-t-on sinon obtenir l’exclusivité de l’attention, des attentions,des regards des médecins, des autres…que dire également de ce prétendu plaisir à effectuer 4 heures de sport quotidiennes,que dire de nos fameux efforts surhumains pour nous alimenter bien qu’on ait absolument pas faim, comment peut-on tenir un tel discours alors que notre estomac crie famine à travers ces gargouillis, alors qu’à l’abri des regard on est capable d’avaler 1kg de courgettes et qu’en public,on prétend que ces 4 pâtes et 2 haricots verts nous ont suffi?alors oui voilà ce qu’est la réalité d’une personne anorexique au-delà des apparences affichées et politiquement correctes…et je m’inclue à part entière dans ce schéma de fonctionnement.j’ai honte de ce que je peux écrire là, j’ai le sentiment de me mettre dans une nudité telle que toutes mes armes deviennent inefficaces et même pire : nuisibles…or j’aurais,je crois encore plus honte de persévérer dans le mensonge.et malgré tout, je crois que si je peux aujourd’hui reconnaître ces réalités comme les miennes, c’est aussi peut-être,et j’ose y croire, parce que je veux changer, je ne veux/ne peux plus continuer ainsi, ça devient plus dangereux pour moi de continuer dans cette voie-là que de reconnaître que je suis dans le faux…ça n’est pas pour autant que je n’y suis plus, mais commencer à reconnaître la réalité, c’est sans doute le meilleur moyen d’accéder au vrai…
enfin je ne jette la pierre, ni n’accuse quiconque de réagir, ainsi, ce serait bien malhonnête car oui l’anorexie est une maladie qui nous conduit à agir ainsi.mais je sais aussi que j’aurais aimé entendre, lire un tel discours pour me faire réagir et m’inciter à reconnaître ce que je vis bien plus tôt peut être aussi pour me rassurer et me sentir moins seule face à moi-même…